[1/2] Le droit souple, ou droit "covidien", est-il un opportunisme ou une tendance durable ?

[1/2] Le droit souple, ou droit "covidien", est-il un opportunisme ou une tendance durable ?

10.05.2021

L’association française de droit du travail (AFDT) a eu la riche idée d’organiser, en visio le 6 mai, plusieurs débats sur ce que change et va changer la Covid dans notre droit et notre rapport au travail, relations sociales comprises. Premier volet de notre compte-rendu : le droit "covidien", dit aussi "droit mou", dont le gouvernement use largement pour prévenir les risques liés au travail durant la crise sanitaire.

Ne parlez pas "soft law" au juriste Grégoire Loiseau : le "droit mou", ce n'est vraiment pas de son goût. "Je suis un juriste traditionnel qui aime bien la réglementation assumée, le bon vieux décret", revendique, non sans humour, ce professeur à l'école de droit de la Sorbonne. Grégoire Loiseau a donc dû passer une mauvaise année 2020, tant la pandémie de Covid-19 a engendré une véritable épidémie de droit mou au sein du gouvernement et spécialement du ministère du Travail. L'on pense à tous ces questions-réponses, sans cesse actualisés, en lieu et place de traditionnels décrets et circulaires, avec ce désormais fameux "protocole sanitaire" en entreprise et à sa consigne de télétravail, abondamment commentée par les spécialistes et les praticiens (lire notre article).

"Le gouvernement dissimule des normes dures dans un droit mou"

Ce phénomène, dont nous avons parlé dans le podcast des rédactions actuEL-CSE et actuEL-RH faisant le bilan de l’année 2020, Grégoire Loiseau le juge excessif : "Je ne mets pas ici en cause le fond des décisions et des recommandations. Ces normes souples peuvent être utiles, mais à condition que cela soit assumé. Or le gouvernement dissimule dans ce droit mou de véritables normes dures. Quand on nous dit au travers d’un questions-réponses : « le port du masque est systématique » ou « un plan d’action doit être mis en place dans l’entreprise », il s’agit bien d’obligations", soutient-il.

L'exécutif doit normalement passer par des décrets sur les thèmes liés à la prévention pour la santé et la sécurité au travail 

 

 

 

C’est à ses yeux une "dérive normative". D'une part, le gouvernement n’a pas été habilité à agir de la sorte par le Parlement; d'autre part, l’article L.4111-6 du code du travail fait obligation à l'exécutif de prendre, pour ce qui concerne "les modalités de l'évaluation des risques et de la mise en oeuvre des actions de prévention pour la santé et la sécurité des travailleurs", des décrets en Conseil d’Etat, un Conseil d’ailleurs trop peu regardant à ses yeux sur les textes soumis à son contrôle pendant la crise sanitaire.

"Le droit mou, une évolution logique et bienvenue"

Une dérive ? Non, pas du tout, le droit mou est plutôt l’aboutissement bienvenu et logique d’une évolution historique, réplique Hervé Lanouzière. Dans le domaine de la santé au travail, soutient le directeur de l'Institut national du travail, de l'emploi et de la formation Professionnelle (INTEFP), nous avons eu longtemps des textes réglementaires très normatifs. Certes, ils ont réduit la sinistralité dans les entreprises pendant des années mais aujourd’hui ils atteignent leurs limites tant le travail a changé et tant il devient difficile d’élaborer des prescriptions générales et précises s’imposant à toutes les situations vécues dans les entreprises.

Il devient très compliqué d'élaborer des prescriptions générales très précises 

 

 

Cette difficulté explique l’évolution de ces textes prescriptifs vers une obligation de résultat, l’employeur devant respecter les 9 principes généraux de prévention (1). "Un employeur doit respecter ses principes mais il peut le faire à sa façon. Du reste, nous n’avons aucun texte en France très précis sur les troubles musculo-squelettiques ou sur les risques psychosociaux", observe-t-il. Et Hervé Lanouzière de considérer que des acteurs comme l’INRS (institut national de recherche sur la sécurité) ou l’ANACT (agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail) ont depuis des années émis des recommandations qui constituent une forme de droit souple répondant mieux à la demande des employeurs. 

Face à la situation d'urgence, des fiches adaptables étaient la bonne solution 

 

En 2020, la Covid-19 a créé de surcroit une forme "de fatalité du droit mou", dit-il. "Quand le ministère du Travail a mis en place une task force pour faire face à la situation créée par la Covid et pour prévenir les risques dans les entreprises, cela nécessitait autre chose que la routine face aux risques habituels. Le virus était un risque extérieur et nous avions très peu de connaissances sur ce risque. Pourtant, du jour au lendemain, il nous fallait dire à une entreprise et aux travailleurs exposés –comme les ramasseurs d’ordures- de quelle façon ils pouvaient travailler", analyse-t-il.

Des décrets improvisés contenant des prescriptions précises auraient dû être constamment modifiés, ce qui ne se prêtait guère à une situation d’urgence, ajoute-t-il, "donc les fiches adaptables étaient un bon choix". D’autant, insiste Hervé Lanouzière, que les principes généraux de prévention ont montré toute leur robustesse à cette occasion. "Ces principes induisent l’idée d’une amélioration continue, l’employeur doit être en veille constante pour adapter l’entreprise. La santé au travail n’est pas comme une machine qui serait aux normes une fois pour toutes, il n’y a pas cette logique de conformité", souligne le haut fonctionnaire.

"Les principes de prévention obligent l'employeur à s'adapter en permanence pour réduire les risques"

Sur ce point, il est rejoint par Franck Héas qui juge inutile de "refaire une loi", réflexe courant quand survient une situation et un risque nouveaux. Le professeur de droit à l’université de Nantes souligne les vertus, parmi les 9 principes généraux de prévention du principe d'adaptation du travail à l'homme ("l'environnement de travail doit être adapté en permanence aux circonstances") et du principe de substitution ("remplacer quelque chose de dangereux par quelque chose de pas ou de moins dangereux"). Ce principe devrait conduire à mieux appréhender, dit-il, les problèmes liés à la santé mentale au travail, dont on a bien vu l’importance liée au télétravail pendant la crise sanitaire.

L'intensité du travail est devenue considérable 

 

A ce sujet, François Cochet, directeur des activités santé au travail de Secafi, appelle à la vigilance : "Cette crise suscite chez moi, qui pratique depuis longtemps l’analyse des situations de travail, beaucoup d’inquiétude. Dans les entreprises, l’intensité du travail est devenue considérable. Le télétravail permanent supprime les temps de pause et les déplacements, pendant lesquels on souffle, on réfléchit, on fait un point, on trouve des idées. Notre cerveau et notre santé ont besoin d’une variété de situations !"

"Ce qui compte, ce n'est pas le dialogue formel mais la réalité des échanges"

Revenant sur la gestion du début de la crise sanitaire, lorsqu’il était directeur de cabinet de la ministre du Travail, Antoine Foucher, désormais consultant pour les entreprises dans le cabinet Quintet conseil, admet n’avoir "pas été dans les clous de l’article L.1" du code du travail qui impose une négociation préalable des partenaires sociaux sur les sujets touchant au travail. "Ce qui comptait, plaide-t-il, c’était de présenter aux partenaires sociaux des solutions pour qu’ils puissent y réagir rapidement, pour nous dire ce qu’ils en pensaient, et c’est ce que nous avons fait. Sur les évolutions du droit du travail que nous avons menées, personne ne nous a dit : « Ah non, il faut d’abord nous demander de faire un accord national interprofessionnel !» Cela aurait été ridicule". Pour Antoine Foucher, la réalité des échanges prime donc sur un dialogue social formel.

Ce droit "covidien", selon le mot de Grégoire Loiseau, ne sera-t-il qu'un moment opportuniste, une pratique passagère, ou bien s’inscrira-t-il durablement dans notre paysage juridique et social ? Antoine Foucher juge que nous ne sommes qu’au début d’un changement profond.

Quels changements sociaux seront-ils durables ?

Le désormais consultant juge ainsi que le partage des rôles entre l’Etat, garant de l’intérêt général, et l’entreprise, soucieuse de son intérêt propre, est amené à évoluer. La survenue d’un risque extérieur (un virus) a déjà conduit l’entreprise à devoir prendre en charge un risque exogène et donc à se soucier de la santé des personnes au-delà des locaux de la société, et l'entreprise pourrait bien être régulièrement amenée à être le relais de la puissance publique pour faire passer des messages à la santé. Dans le même temps, l'entreprise va également devoir de plus en plus rendre des comptes, y compris au CSE, à propos d’environnement, tout en étant confrontée à de nouvelles demandes de la part des salariés.

Comment réussir à maintenir un collectif quand on voit que le rapport au travail est devenu très différent selon les salariés qui télétravaillent et les autres ? 

 

 

 

Antoine Foucher cite l’exemple de ces salariés ne comprenant pas pourquoi l’entreprise leur demanderait de revenir au bureau : "Il va falloir se demander comment continuer à faire tenir un collectif de travail avec des salariés dont le rapport au travail a changé en très peu de temps".  Notre période de crise sanitaire ouvrirait donc, paradoxalement, le début d'un nouveau cycle marqué par un retour de la question du collectif dans les entreprises.

 François Cochet estime que la dualité entre ceux qui peuvent télétravailler – "mais qui n’oseront parfois plus dire que ça va mal ou que leur pénibilité s’accroît de peur d’avoir à reprendre les transports" et perdre leur avantage - et ceux qui doivent aller à l’usine ou au bureau va changer la donne sociale.

Les salariés ne pouvant pas télétravailler vont demander des compensations 

 

 

"Je crois que les catégories non éligibles au télétravail vont rapidement demander des compensations dans les entreprises, type frais de transport ou primes". Ce faisant, ajoute l’expert de Secafi, l’entreprise, mais aussi les élus du personnel et les syndicalistes, vont être mis au défi d’inventer une nouvelle forme d’équité "en ne traitant pas tous les salariés de la même façon", ce qui n’a rien d’évident pour les partenaires sociaux.

 

(1) Les 9 principes généraux de prévention sont listés par l'article L.4121-2 du code du travail. L'employeur doit : 

  1. éviter les risques ;
  2. évaluer les risques qui ne peuvent pas être évités ;
  3. combattre les risques à la source ;
  4. adapter le travail à l'homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé ;
  5. tenir compte de l'état d'évolution de la technique ;
  6. remplacer ce qui est dangereux par ce qui n'est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux ;
  7. planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel, tels qu'ils sont définis aux articles L. 1152-1 et L. 1153-1, ainsi que ceux liés aux agissements sexistes définis à l'article L. 1142-2-1 ;
  8. prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle ;
  9. donner les instructions appropriées aux travailleurs.

Sur ce thème, voir les explications et illustrations de l'INRS.

 

La Covid comme maladie professionnelle : un dispositif de reconnaissance jugé trop restrictif

"Le manquement à l’obligation de sécurité à l’égard d’un salarié peut provoquer, avec la Covid, une chaîne de contamination collective. C’est un phénomène nouveau, qui pose aussi la question de la prise en charge : le salarié contaminé dans l’entreprise va à son tour contaminer quelqu’un à son domicile, mais cette personne ne pourra pas être indemnisée alors que la source de contamination est la même", observe l’avocat Jean-Paul Teissonnière. "Les descendants des victimes de pesticides peuvent déjà avoir accès à l'indemnisation, c'est une innovation juridique qui montre qu'il est possible d'ouvrir des droits même en l'absence de lien direct entre la victime et l'employeur", remarque Jean-Noël Jouzel, directeur de recherches au CNRS.

Sur 10 000 demandes, seulement 437 reconnaissances ! 

 

Sur la question de la reconnaissance de la Covid comme maladie professionnelle, les intervenants de l’AFDT ont généralement critiqué l’approche retenue par le gouvernement, qui a modifié deux tableaux de maladies professionnelles (lire notre article du 16/9/2020). "Les conditions sont restrictives et peu généreuses, limitées aux formes respiratoires graves dont on peut apporter la preuve dans les 14 jours avec un traitement médical, alors que nous savons que certaines affections durent longtemps", observe Jean-Noël Jouzel.

"Sur 10 000 demandes, la France n’a reconnu que 437 cas de maladies professionnelles Covid-19", déplore Morane Keim-Bagot, professeur de droit à l’université de Bourgogne, qui note que les partenaires sociaux ont été mis devant le fait accompli pour la révision du tableau des maladies professionnelles. Et cette dernière de s’interroger : "Ne peut-on pas considérer que les primes défiscalisées pour les travailleurs de deuxième ligne sont l’équivalent d’une prime de risque car ces salariés ont dû continuer à travailler pendant la première vague sans masques ni protections ?"

Il faut dépoussiérer notre droit des risques professionnels 

 

La juriste, qui juge qu’il aurait fallu mettre en place un fonds d’indemnisation, estime d'ailleurs indispensable "un dépoussiérage" de notre droit des risques professionnels, un droit conçu "pour prendre en charge les affections des ouvriers" et qui n’est plus adapté. Une évolution qui n’est pas traitée par la proposition de loi sur la santé au travail (PPL). "Alors que la crise sanitaire révèle ce besoin de rénovation du droit avec l’explosion des psychopathologies liées à la charge de travail pendant le télétravail, le législateur est inerte", conclut Morane Keim-Bagot. "Je trouve dommage que la PPL n'intègre pas davantage de choses liées à la pandémie : notre dispositif législatif serait-il donc déjà capable d'absorber ce choc ?", interroge Grégoire Loiseau. 

 

► Notre prochain article sur les échanges de l'AFDT : la crise sanitaire et les IRP

Bernard Domergue

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